Les doutes de Saint Joseph?

On lit chaque année, à l’Évangile (Matth. I, 18-21) de sa fête le 19 mars, que Saint Joseph était un homme juste : justus[1]. Dans le langage des Saintes Écritures, la qualification de juste exigeait bien plus qu’une simple rectitude morale moyenne, ou encore l’innocence de faute majeure, couplée d’une certaine débonnaireté générale. En langage biblique, l’homme juste était celui « …dont la volonté est parfaitement soumise à Dieu, … possédant non seulement la vertu de justice, mais doué aussi de toutes les vertus surnaturelles »[2] : un saint dans l’Ancien Testament. La nécessité, voulue par Dieu, d’un très haut degré de sainteté chez Saint Joseph ne devrait guère nous étonner, considération faite de la grandeur da sa vocation d’ « époux de la Mère de Dieu » et de « zélé défenseur de Jésus »[3]. En raison de la dignité de sa mission, « il a fallu », au dire de Saint Léonard de Port-Maurice, « que Joseph fut déjà l’âme la plus grande qui ait jamais paru dans le monde après la Sainte Vierge »[4].

 
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Mais est-ce que la foi de Saint Joseph, dont à titre de juste il vivait[5], était à l’exclusion totale de tout questionnement de son côté ? Devant le mystère de la conception virginale de son épouse immaculée, Joseph aurait-il pu avoir des moments d’incertitude ? Est-ce possible qu’il ait douté de la pureté intégrale de Marie ?

Certains pourraient se poser la question, et en affirmer l’éventuelle possibilité. L’Évangile raconte que Joseph, en s’apercevant que la Bienheureuse Vierge portait un enfant, « …ne voulant pas la diffamer, pensait à la renvoyer en secret »[6]. C’est seulement après l’apparition d’un ange en songe[7], lui expliquant l’origine divine de la maternité inattendue de Marie, que Joseph résolut de la prendre chez lui comme son épouse. On pourrait inférer de ce texte que Joseph entretenait alors des doutes, qu’il soupçonnait une éventuelle culpabilité de la part de Marie, et que ce ne fut que le messager céleste qui l’apaisa, lui faisant comprendre que cette « conception était de l’Esprit-Saint »[8]. Car si Joseph savait depuis le début que Marie était devenue mère par « la puissance du Très-Haut, la couvrant de son ombre »[9], pourquoi aurait-il même pensé à la répudier ?

En cas d’incertitude en ce qui concerne l’interprétation de la Bible, le catholique recourt à l’Église. Il tient, comme le dit le Concile Vatican I, pour « …le vrai sens de la Sainte Écriture, celui qu’a toujours tenu notre sainte mère l’Église », s’appuyant sur le « sentiment unanime des Pères »[10]. Pour savoir si Saint Joseph aurait pu douter de la fidélité conjugale de Marie, il faudrait savoir ce qu’en pense l’Église.

La plupart des Pères de l’Église[11] semblent affirmer presqu’unanimement[12] que Joseph n’ait jamais douté de la virginité perpétuelle de Marie. Exprimant l’avis le plus commun des Pères, Saint Éphrem (306-373) en exclut la plausibilité en ces mots :

« Or Joseph avait compris que cette conception était unique, qu’elle était un évènement étranger aux lois ordinaires de la vie et aux conceptions qui sont le fruit du mariage. Tous ces signes (i.e. le mutisme de Zacharie, la conception d’Élisabeth, l’annonce de l’ange, l’allégresse de Jean et la prophétie de ses pères) l’amenèrent à reconnaitre que la chose venait de Dieu. Jamais, ni nulle part, il n’avait surpris en elle un dessein impudique » [13].   

Une relecture attentive du texte évangélique fera remarquer l’absence du mot « doute » dans le récit matthéen de la conception virginale. Si la foi de Saint Joseph avait failli, sûrement l’ange aurait pu lui reprocher, comme Notre-Seigneur à Saint Pierre : « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? »[14] Mais l’ange évoque non pas une doute chez Joseph, mais une crainte : « Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie. »[15] Saint Éphrem précise la nature et démontre la racine vertueuse de cette crainte de Saint Joseph :

« Il pensa surtout à la renvoyer, afin de ne pas commettre de péché en se laissant appeler le père du divin enfant. Il craignit d’habiter avec elle, de peur de déshonorer le nom du Fils de la Vierge. »[16]

Plusieurs Pères[17] soulignent en outre la décision de Joseph de ne faire plus que renvoyer Marie. Or la loi mosaïque permettait le divorce en certains cas d’incompatibilité ou de répugnance entres les époux[18], mais exigeait que toute femme adultère fût lapidée[19]. Donc s’il avait cru que Marie avait été infidèle, Joseph aurait dû, en toute justice, non pas la répudier, mais la faire lapider. Le Docteur des Syriaques explique :

« Dans sa justice, il pensa la renvoyer en secret. S’il avait su que cette conception ne venait pas de l’Esprit, il eut été déloyal de sa part de ne pas la dénoncer publiquement. Il comprit que c’était là une œuvre admirable de Dieu; cependant, comme c’était inadmissible pour d’autres, il pensa en lui-même que ce renvoi était justice. »[20]

Sachant son épouse être vierge, Saint Joseph l’était aussi, comme le dit Saint Bède le Vénérable[21]. Comment pouvait-il, avant l’apparition de l’ange, expliquer l’origine de l’enfant que Marie portait dans son sein ? Un commentateur du XVIIIe siècle a proposé : «  Joseph crut que ce qu’il voyait en Marie venait plutôt de quelque violence qu’elle aurait soufferte, ou de quelque autre cause qui lui était inconnue. »[22] Saint Bernard de Clairvaux[23] soutenait que Joseph avait toujours attribué, par révélation antérieure, la fécondité miraculeuse de Marie à l’opération du Saint-Esprit[24]. Sainte Brigitte de Suède, dans ses Révélations[25], partage cette même opinion, ainsi que d’autres théologiens de renom des siècles passés[26]. D’autres prétendent que Joseph ignorait l’origine divine de la conception, mais que « …malgré les apparences extérieures, il était certain, au fond de lui-même, que Marie n’avait rien voulu abandonner de sa pureté »[27]. Cependant, ils semblent presque tous affirmer que Joseph n’ait jamais soupçonné la moindre culpabilité de la part de Marie.

Devant le consensus quasi-universel de ces voix ecclésiastiques dont les avis sont d’une importance notable dans l’estimation de l’Église, on peut considérer que l’on « penserait avec l’Église »[28] en croyant que la foi de Saint Joseph est toujours restée intègre, sans l’ombre d’un doute de sa part. Devant le mystère de la Vierge à l’enfant, Joseph ne douta point; il crut, il fit confiance à la Providence divine, dont « les voies et les pensées étaient élevées au-dessus »[29] des siennes . Telle nous semble être l’opinion la plus pieuse. 

Toutefois, le catholique est parfaitement libre d’y adhérer ou pas. À défaut de déclaration dogmatique venant du Magistère, ou de sentiment véritablement unanime chez les Pères, l’une ou l’autre des opinions peut être maintenue en bonne conscience, car aucune des deux n’a été imposée, ou condamnée, par l’Église. S’applique ici l’adage latin : « in dubiis libertas »; « dans les choses douteuses, liberté ».

[1] Matth. I, 19

[2] St Jean Chrysostome, Homil. IV in Matth., c. 3. – cit. in Saint Joseph : Époux de la Très Sainte Vierge Marie (S.E. Alexis Henri M. Lépicier, O.S.M.) Éd. P. Lethielleux, 1932, p. 174

[3] Invocations tirées des litanies de Saint Joseph  

[4] Cit. in Saint Joseph: Époux de Marie, Éd. Traditions Monastiques, 1996, p. 44

[5] Héb. X, 38

[6] Matth. I, 19

[7] Matth. I, 20-24

[8] Matth. I, 20

[9] Luc. I, 35

[10] Conc. Vatic. Constit. Dei Filius, c. 2.

[11] On appelle « Pères de l’Église » les saints théologiens des premiers siècles de l’ère chrétienne (c’est-à-dire de St Ignace d’Antioche [35-108] jusqu’à St Jean Damascène [675-749]), dont les écrits et l’interprétation de l’Écriture, en raison de leur proximité temporelle des Apôtres, sont jugés par l’Église être d’une grande valeur.

[12] À l’exception, paraît-il, de « …quelques Pères » (L. Pirot et A. Clamer, La Sainte Bible : traduction française avec un commentaire exégétique et thélogique, Éd. Letouzey et Ané, 1950, tome IX, p. 7)

[13] L. Leloir, Saint Ephrem, Diatessaron II, Éd. Cerf, 1966, p. 68

[14] Matth. XIV, 31

[15] Matth. I, 20

[16] L. Leloir, op. cit.

[17] Dont Origène (185-253) et St Basile le Grand (329-379) (cf. Cornelius a Lapide, Commentaria in Scripturam Sacram : Tomus XVcommentaria in Matthaeum, cap. I, vers. 19)

[18] Deut. XXIV, 1-4

[19] Deut. XXII, 22-24

[20] L. Leloir, op. cit.

[21] « Il nous faut savoir que non seulement la Bienheureuse Mère de Dieu, mais aussi le très bienheureux témoin et gardien de sa chasteté, Joseph, a toujours été exempt de tout acte conjugal. » (L. II, in Marc., c. 23). Ce Docteur de l’Église anglo-saxon vécut de 672 à 735.

[22] Dom Calmet, Commentaire littéral sur tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament : L’Évangile de Saint Matthieu, Éd. Paris, 1725, p. 16

[23] Abbé cistercien de Clairvaux et Docteur de l’Église Universelle (1090-1153)

[24] Hom. II, super Missus est

[25] L. VIII, c. 25

[26] Dont « le pieux » Jean Gerson (1363-1429) : Serm. II, de Nativ. Chancellier de la cathédrale Notre-Dame-de-Paris au XVe siècle, Gerson eut, entre autres distinctions, celle de « josephologiste » réputé, ayant composé un grand traité thélogique – « Considérations sur Saint Joseph » - et prêché de nombreux sermons sur ce sujet au concile de Constance.

[27] J. Galot, S.J. Saint Joseph, Éd. Desclée de Brouwer, 1962, p. 26

[28] « Sentire cum Ecclesia » : l’expression fameuse employée par St Ignace de Loyola dans ses Exercices spirituels; partager la mentalité de l’Église et avoir sa pensée pour la sienne

[29] Isaïe LV, 9

Servez le Seigneur dans la joie! (Psaume 99)

Serve ye the Lord with Gladness! (Psaume 99)